La honte et la conscience

La honte et la conscience

Au lieu de Dieu, l'homme se découvre lui-même. "Alors les yeux de tous deux s'ouvrirent" (Gen. 3.7). Il se reconnaît séparé de Dieu et de son semblable. Il voit qu'il est nu: Sans la protection, sans le voile que Dieu et son semblable signifient pour lui, il se découvre mis à nu.

"Alors ils se firent des ceintures." La honte cherche à se voiler pour vaincre la division. Mais le voile ne fait que la confirmer, et ne peut donc pas guérir le mal. L'homme se voile et se cache devant ses semblables et devant Dieu. Le voile est nécessaire pour tenir en éveil la honte et, par elle, le souvenir du divorce d'avec l'origine, et, de plus, parce que l'homme doit se supporter lui-même et vive dans l'obscurité, en tant qu'être désormais divisé. Sinon, il commettrait une trahison envers lui-même. "Chaque esprit profond a besoin d'un masque" dit Nietzsche. Ce masque n'est ni feinte ni mystification, mais bien un signe nécessaire de la division; en cela il est respectable. (Sous ce masque vit le désir du rétablissement de l'unité perdue.) Où ce désir s'ouvre violemment une voie, comme dans l'union des sexes par laquelle le couple devient une seule chair (Gen. 2.24), et dans la religion où l'homme cherche son unité avec Dieu, là donc où le voile se déchire, la honte s'entoure de la plus profonde obscurité. Kant voyait dans la honte qu'il éprouvait à être surpris en train de prier un argument contre la prière. Il oubliait que dans son essence même la prière est chose secrète, il oubliait la signification fondamentale de la honte pour l'existence humaine.

Parce que la honte à la fois procède de la division et la combat, l'homme tantôt se voile et tantôt se dévoile, se cache et se manifeste, vit dans la solitude et dans la communauté. Dans la solitude -- c'est-à-dire en confirmant la division -- il peut donc faire l'expérience de la communauté, certes déchirée, de manière plus intense que s'il la vivait vraiment. Les deux états doivent toujours coexister. La communion même la plus étroite ne doit pas détruire le secret de l'homme désuni. Exprimer en paroles ce qui nous lie à un de nos semblables, et par là nous dénuder à nos propres yeux, peut être ressenti comme un reniement de la honte. La joie la plus personnelle ainsi que la douleur la plus profonde ne souffrent pas davantage d'être dévoilées par la parole. De même la pudeur nous préserve de toute ostentation dans nos rapports avec Dieu. Enfin, l'homme maintient un dernier voile en face de lui-même, il garde par devers lui son propre secret, en refusant par exemple de prendre conscience de tout ce qui se passe en lui.

Tout ce qui procède du désir de l'homme de retrouver l'unité perdue est également recouvert du voile de la honte. Le mystère de la pudeur s'étend à la force créatrice de l'homme, qui tente de réunir ce qui est divisé; en cela se révèle le souvenir du divorce d'avec le Créateur et du rapt commis envers lui. Et cela vaut pour la procréation aussi bien que pour la naissance des oeuvres d'art et les découvertes scientifiques, pour toute oeuvre créatrice qui procède de l'union de l'homme avec le monde. C'est seulement quand la vie est là, quand l’œuvre est achevée, que la joie triomphante ce fait jour à travers le mystère de la pudeur. Mais l'une et l'autre gardent pour toujours en elles le secret de leur éclosion.

La dialectique du "voilement" et du dévoilement n'est que le signe de la honte. Celle-ci cependant n'est pas dissipée pour autant, mais bien plutôt confirmée. Elle ne pourra être vaincue que lorsque l'unité originelle sera rétablie, lorsque l'homme sera revêtu par Dieu de l'autre homme, par "l'habitation céleste", le temple de Dieu (1 Cor. 5.2ss.). (On ne surmonte la honte qu'en souffrant une humiliation extrême, à savoir être révélés et nous connaître devant Dieu.) "Alors tu te souviendras de ta conduite; tu en éprouveras de la honte, et, au sein de ta confusion, tu n'ouvriras plus la bouche, quand je t'aurai pardonné tout ce que tu as fait, dit le Seigneur l'Éternel." (Ez. 16.63). "... Je n'agis pas ainsi à cause de vous, dit le Seigneur l'Éternel, sachez-le bien. Sentez votre honte et rougissez de votre condition, enfants de la maison d'Israël." (Ez. 36.32). (On ne vaincra la honte que dans la confusion provoquée par le pardon du péché;) autrement dit par la restauration de la communion avec Dieu et les hommes. Cela devient réalité dans la confession faite à Dieu et au prochain. Le fait que l'homme est couvert par le pardon de Dieu, par "l'homme nouveau" qu'il revêt, par la communauté de Dieu, par l'habitation céleste, est résumé dans ce vers: Le sang du Christ et sa justice sont ma parure et ma robe de gloire. (Leipzig 1638)

Alors que la honte rappelle à l'homme son divorce d'avec Dieu et d'avec ses semblables, la conscience est le signe de la division intérieure de l'homme. La conscience est plus éloignée de l'origine que la honte; elle suppose déjà le divorce entre Dieu et l'homme et ne signale que le déchirement de l'homme séparé de Dieu. Elle est la voix de la vie qui, après la chute, désir demeurer une, du moins avec elle-même. Elle est l'appel de l'unité de l'homme avec lui-même. Cela ressort déjà du fait que l'appel de la conscience a exclusivement le caractère de l'interdiction: "Tu ne dois pas... Tu n'aurais pas dû..." La conscience est satisfaite si l'interdiction est observée. Ce qui n'est pas interdit est permis. Pour la conscience, la vie se divise en actions admises et défendues. Il n'y a pas de commandement divin. Quand l'homme fait ce qui est permis, c'est-à-dire ce qui est conforme à la conscience, celle-ci ne tient pas compte de ce que l'homme est séparé de son origine. Il s'en suit que la conscience n'embrasse pas la vie entière, comme la honte, mais ne fait que réagir à une action déterminée. Elle est certes inexorable parce qu'elle voit, par l'action interdite, la vie entière mise en danger, c'est-à-dire divisée en elle-même, et parce qu'elle pose cette division comme un fait irrémédiablement accompli, en rendant présent ce qui est depuis longtemps passé. La norme suprême reste cependant l'unité avec soi-même, que l'homme met en danger chaque fois qu'il enfreint une loi. Mais la raison première de cette situation échappe au domaine de la conscience. Elle ignore que cette unité elle-même suppose déjà la division d'avec Dieu et d'avec les hommes, et qu'au-delà de la loi enfreinte, l'interdiction en tant qu'appel de la conscience procède du divorce d'avec l'origine. Ainsi la conscience ne se préoccupe pas des rapports de l'homme avec Dieu et ses semblables, mais des rapports de l'homme avec lui-même. Or, cette relation de l'homme avec lui-même, détachée de la relation avec Dieu et avec ses semblables, ne date que du moment où l'homme est devenu semblable à Dieu dans la division.

La conscience elle-même inverse cette relation. Pour elle, la relation avec Dieu et les hommes procède de celle de l'homme avec lui-même. Elle se proclame loi de Dieu et norme des relations avec les autres hommes. Par une juste relation avec lui-même, l'homme retrouve celle avec Dieu et ses semblables. Ce renversement est la revendication de l'homme devenu comme Dieu dans la connaissance du bien et du mal. Sans nier le mal qui est en lui, l'homme rétablit par la voix de la conscience son moi véritable, son moi meilleur, il revient au bien. Et ce bien-là, qui consiste en l'unité de l'homme avec lui-même, est censé être l'origine de tout bien. Il est le bien de Dieu, le bien pour le prochain. Portant en lui la connaissance du bien et du mal, l'homme est devenu juge de Dieu et de l'homme, comme il est son propre juge.
Connaissant par la séparation d'avec l'origine le bien et le mal, l'homme commence de réfléchir à lui-même. Sa vie originelle, qui était connaissance de Dieu, est devenue compréhension de soi. L'auto-connaissance est la norme et le but de la vie. Cela vaut également pour l'homme qui tend à dépasser la limite de son moi. La connaissance de soi est l'effet perpétuel de l'homme pour vaincre par sa pensée son déchirement, pour parvenir à l'unité en se distinguant continuellement de
lui-même.
Toute connaissance est fondée désormais sur la connaissance de soi. La manière originelle de connaître Dieu, l'homme et les choses est devenue mainmise sur Dieu, les hommes et les choses. Tout est maintenant impliqué dans le processus de la division. Connaître signifie dès lors établir la relation avec soi reconnaître en toute chose soi-même et soi-même en toute chose. Ainsi, pour l'homme séparé de Dieu, tout se divise: être et devoir, vie et loi, connaissance et action, idée et réalité, raison et instinct, devoir et penchant, sentiments et unité, nécessité et liberté, artifice et génie, général et particulier, individu et collectivité; mais vérité, justice, beauté, amour s'opposent aussi bien que joie et déplaisir, bonheur et souffrance -- on pourrait longtemps encore continuer cette énumération, et le déroulement de l'histoire ne cesse de l'enrichir. Toutes ces divisions sont des variétés du divorce créé par la connaissance du bien et du mal. "Le point décisif de l'expérience spécifiquement éthique est toujours le conflit" (Spranger: Formes de vie, septième édition, p. 283. Il est vrai que pour Spranger, la notion de conflit est plus limitée que pour nous). Dans le conflit, le juge est invoqué. Et ce juge est la connaissance du bien et du mal, ce juge est l'homme.

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