Les aventures de Patrick : 5ème borne

Les aventures de Patrick : 5ème borne

- Hé, toi là-bas ! Oui, toi, c’est à toi que je parle ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
- C’est que je ne sais pas où aller.
- Ce n’est pas mon affaire. Ici, c’est notre zone à Nanard et à moi. Alors, tu dégages !
- C’est juste un escalier. Je ne fais rien de mal.
- Je te dis de partir. On voit que t’es nouveau dans le coin.
- Oui et…
- Non, je veux rien savoir. Ce n’est pas mon problème. Tu te trouves un autre endroit pour dormir. Tu pars d’ici tout de suite. C’est bien compris ?
- OK, sympas les mecs. Je ne vous souhaite pas une bonne soirée. Ciao, et au plaisir de ne plus vous revoir.

Patrick est à la recherche d’un endroit pour passer la nuit. Il a trop peur d’aller à la police pour demander de l’aide. Il vient de croiser deux Sans Domicile Fixe. qui n’apprécient pas l’intrusion d’un jeune dans leur repaire, trop méfiants qu’ils sont à l’égard des jeunes qui, il est bien vrai, ne manquent pas souvent une occasion pour les importuner.

Vexé d’avoir été ainsi traité et rejeté, par des clochards en plus, Patrick leur tourne le dos et s’en va en exprimant à voix haute sa colère qu’il ne veut plus contenir.

- Non mais, qu’est-ce qu’ils croient. J’ai pas besoin d’eux moi. Patrick, tu vaux plus que ces deux tocards !

A peine a-t-il prononcé ces mots que l’autre adulte, qui s’était tu jusque là, se redresse, retire le bonnet enfoncé sur son crâne, balaie une mèche qui lui tombe devant les yeux et siffle un bon coup.

- Reviens un peu gamin.
- Je suis pas un gamin.
- D’accord, comment t’as dit que tu t’appelais ?
- Patrick.
- T’as faim ? T’es fatigué ?
- Oui.
- Allez viens, mais je ne veux pas d’emmerdes. Roger, fais-lui une place. Tiens, prends ça, cela te fera passer le temps en attendant mieux.

Une main sale lui tend un bout de sandwich dont on ne discerne plus bien à quoi il était. Patrick doit faire un effort pour tendre à son tour la main et accepter ce que son estomac réclame mais que ses yeux refusent. Jamais, il n’aurait pensé tomber si bas. Le voici réduit à être aidé par des gens qu’il n’aurait même pas regardés en autre temps.

Comme les heures avancent dans la nuit, il s’engage dans un monde qui lui était alors inconnu. Quelle surprise d’apprendre que ces deux gars avaient eu une maison, un travail, une vie sociale. Roger, celui qui l’avait en premier apostrophé, semble être un type plein d’humour. Il n’arrête pas de raconter des blagues. Certaines doivent même être assez intelligentes. Il le devine et rit sans vraiment comprendre. Cela serait trop humiliant de s’avouer plus bête que ce genre de personnes pour lesquels il n’avait jamais eu d’estime. Pour d’autres jeux de mots, il sourit ne sachant comment il doit les prendre. Est-ce qu’il se moque de lui ?
- T’es comme Adèle, toi. Tu sais pourquoi, elle est morte ?
- Non.
- C’est parce qu’elle avait un sale ami.
- Arrête, Roger, ne l’ennuie pas le môme. Et puis, on les connaît tes histoires de mortadelle et de charcuterie. Change un peu de registre, cela ne te fera pas de tort.
- Je vois que Monsieur fait la fine bouche. Elles ne te plaisent plus mes histoires ? Avant tu riais. En plus, notre invité ne les connaît pas et quand on a faim, cela change les idées.  -D’ailleurs, Patrick, tu sais comment je l’appelle mon ventre ?
- Non.
- Thomas ! Il ne croit que ce qu’il digère. Et quand il fait du bruit, je dis à ma tête : " Laisse Thomas tranquille ". Tu comprends ? " Laisse Thomas tranquille ".
- Tu vois, c’est nul, il ne rit même pas.
- S’il n’y a plus moyen de passer une bonne soirée.

Roger se tourne vers son sac de couchage et comme un enfant qui boude, renifle plusieurs fois dans l’obscurité. Pour Patrick, ce n’est pas ce qu’il nommerait une bonne soirée, mais, étrangement, il se sent mieux. Si au début, cela se présentait mal, il réalise maintenant qu’il est invité dans ce petit cercle d’éclopés de la vie. Bernard, qu’il n’ose pas appeler Nanard, se confond en bien des manières pour se présenter sous un angle accueillant. On voit qu’il y a bien longtemps qu’il n’a plus fait de tels efforts, tellement longtemps qu’il en est parfois maladroit. Néanmoins, cette attention plaît au jeune homme qui, malgré sa méfiance, se laisser peu à peu gagner par le large sourire édenté de son imprévu compagnon d’une nuit.

La veille, Patrick était également dehors, mais dans de toutes autres circonstances. Fini la musique, ou plutôt celle des discothèques et clubs privés, car Roger a bien vite fini par se retourner avec une radio K7 qui crache de vieilles chansons romantiques des années soixante ou septante. Les deux compères se chamaillent alors à propos de l’heure du couvre-feu. En fait, Bernard n’en peut plus d’entendre les mêmes airs et Roger ne veut pas s’en passer, plongé qu’il est, dans ces moments, vers un passé qu’il salue chaque fois d’un peu plus loin.

Fini les néons et lumières, la tête qui tourne, le souffle court, les rires, les yeux qui convoitent, les mains qui se tendent, les pieds qui courent d’une endroit à l’autre, l’alcool fort et facile. De ce dernier, il en est encore question, mais il n’est plus aussi fort, juste de la bière car on ne boit pas autre chose lorsque l’on a peu d’argent et que l’on doit se réchauffer sous la lune qui sourit pour ne pas pleurer. Patrick termine se première bière que Nanard ouvre déjà sa quatrième cannette sans manquer d’en verser quelques gouttes au préalable dans le caniveau.

- Pourquoi tu fais cela à chaque fois?
- Faire quoi ?
- Verser un peu de bière sur le sol.
- Ah ! c’est en souvenir des copains.
- Des copains ?
- Oui, c’est une habitude pour me souvenir de tous ceux que j’ai connu et qui sont morts dans la rue.
- Il y en a qui sont morts ?
- Qu’est-ce que tu crois ? La vie elle te met parfois à la rue, et la rue elle te met la vie par terre. - Alors, même si plus personne ne pense à eux, moi je ne veux pas les oublier.
- Roger, il fait la même chose ?
- Oh non, il n’est pas du genre à laisser une goutte tomber ailleurs que dans son gosier. Mais c’est un bon gars. Heureusement que je l’ai eu. Il m’a relevé plus d’une fois dans la rigole. Sans lui, je pense que j’aurai déjà rejoint les copains. Et toi, tes copains, ils sont où ?
- Pas où je croyais qu’ils étaient en tous cas.
- Il y en a qui t’ont fait des misères, c’est çà ?
- Oui, mais je préfères ne pas en parler.
- Excuse-moi. Je ne suis pas ton paternel. C’était juste pour discuter un peu.
- Tu as des enfants, toi ?
- Non. Ecoute, j’ai des fourmis dans les jambes. Je vais faire un tour, histoire aussi de me décharger la vessie.

L’homme se relève difficilement et s’éloigne sous le regard étonné de Patrick qui ne comprend pas pourquoi, la conversation qui semblait bien engagée s’était brusquement arrêtée. Roger, qui comprend le questionnement du jeune homme, arrête la musique de ces jeunes années.

- Il ne faut pas lui en vouloir.
- Lui en vouloir pourquoi ?
- D’être parti comme cela sur un coup de tête.
- Pourquoi est-il parti ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
- Non… enfin, oui, mais ce n’est pas de ta faute.
- Qu’est-ce qui n’est pas de ma faute ?
- Je vais t’expliquer quelque chose, mais tu dois me promettre de ne jamais en parler, et surtout pas à Nanard. Cela lui ferait trop de mal.
- Pourquoi tu veux me dire cela ?
- Parce que demain tu seras parti. Et je pense que cela peut t’être utile pour la suite. Je t’ai entendu lui parler de voitures, de course dans les rues de la cité. Il ne t’a rien dit, mais je suis certain que cela lui a fait du mal.
- Je ne vois pas en quoi cela peut lui avoir fait du mal ?
- Laisse-moi te raconter un peu son histoire et, après, tu en jugeras par toi-même. Bernard, il n’est pas belge. Il vient de Rouen en France. Dans une autre vie, il était chauffeur de poids lourds. Chaque vendredi soir, il rentrait pour retrouver sa femme et son fils. Seulement, le vendredi sept février mille neuf cent nonante deux, la maison était vide à son retour.
- Sa femme s’était barrée avec l’enfant ?

- Non, tu n’y es pas du tout. Laisse-moi terminer avant de parler. Pensant qu’ils étaient au supermarché, il ne s’est pas inquiété et il s’est mis devant la télé. Comme il était fatigué, il s’est endormi pour se réveiller vers vingt-trois heures. Là, il a commencé à avoir peur. Ce n’était pas normal qu’ils ne soient pas encore rentrés à la maison. Il a téléphoné à ses beaux-parents, à des amies de son épouse. Il a effectivement envisagé qu’elle soit partie, mais rien, dans la maison, ne semblait accréditer cette hypothèse qui n’en était qu’une parmi d’autres. Un accident peut-être ? Oui, c’était bien cela. Vers vingt-trois heures trente, la police était à la porte. Elle venait lui signaler que sa femme et son fils avaient été écrasés par un camion sur la Nationale 28. Morts sur le coup. Ce crash a fait une troisième victime, Bernard. Il était chauffeur routier et c’était un camion qui avait tué les deux êtres auxquels il tenait le plus. Le lundi, il a déchiré son permis de conduire, il a quitté son emploi, sa maison, sa ville, sa vie. Il a plongé. D’autres l’ont fait pour moins que cela. Tu comprends pourquoi, il n’aime pas entendre parler de voitures, de course de petits jeunes qui ne savent pas ce qu’ils font. Mais surtout, il ne veut pas parler de l’enfant qu’il avait et qu’il n’a plus. Tout ce qu’il lui reste de ce fils, c’est le cierge qu’il fait brûler chaque samedi et une photo dans son portefeuille. Mais ce soir, c’est différent. Il t’a accueilli. Il t’a parlé. Après toutes ces années, c’est comme s’il a essayé de rallumer une braise. Mais ce n’est pas possible. Il l’a compris, et c’est pour cela qu’il est parti sans explication quand tu lui as demandé s’il avait des enfants. Il t’a menti pour ne pas espérer. Il est parti faire un tour pour ne pas pleurer devant nous. Tu ne seras jamais son fils. Tu comprends ? Tu ne seras jamais son fils.

- Cela, je le sais. C’est impossible.
- Oui, mais quand je t’ai chassé tout à l’heure. D’habitude, il ne supporte personne à part moi. Là, il a fait une exception pour toi. C’est la première fois qu’il accepte que quelqu’un vienne s’ajouter à notre compagnie. Crois-moi, il ne l’a jamais fait et il ne le fera plus, non plus jamais.
- Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai pour avoir eu cet honneur ?
- Son fils s’appelait Patrick. Alors, quand il t’a entendu prononcer ton prénom, c’est comme si le ciel s’était un peu ouvert.
- Je ne suis pas un ange, moi ?
- Il le sait, mais il a préféré faire quelque chose pour toi comme s’il l’avait fait pour son propre fils. Tais-toi maintenant. Il revient. On n’a jamais parlé de ce que je viens de te dire. Jamais !

Bernard, les yeux encore humides, les sourcils froncés pour se donner un autre air, parle bruyamment et invite ses camarades d’infortune à boire un dernier coup avant de dormir. La parenthèse « Patrick » va et doit se refermer. Il ne peut pas la prolonger, son cœur cèderait à moins que cela ne soit son corps qui lâcherait après tant d’années d’errances et de souffrances. Cependant, il est heureux de ce hasard, qui n’en est peut-être pas un, et il lance un clin d’œil à Patrick qui ne sait comment réagir du fait qu’il sait alors qu’il n’est pas sensé savoir.

- Elle est pas belle la vie, hein Patrick ?
- Si, pas toujours facile, mais étonnante.
- Ça, tu peux le dire !
- Demain, avec Roger, on va te présenter à une amie. Elle vient souvent nous dire bonjour et nous donne des coups de main. Je ne connais pas ton problème, mais elle pourra sûrement t’aider.
- Comment elle s’appelle ?
- Dorcas.
- Comment tu dis ?
- Dorcas. C’est une petite dame qui n’a pas froid aux yeux et qui a su forcer notre amitié. Au début, ce n’était pas évident, mais elle a fini par nous apprivoiser, Roger et moi.
Dorcas et les deux ours, cela pourrait faire une attraction sur la foire du midi cela, se permet de lancer Patrick sur le ton de la boutade, tout en craignant que cela soit mal pris.

Un silence troublant s’installe à la suite de cette réflexion. A-t-il encore tout gâché ? C’est trop bête, pour une fois qu’il se sentait bien avec des adultes.

Tu sais ce qu’il te dit l’ours, s’esclaffe Narnard, sur un air faussement sévère.
Qu’il est trop vieux pour faire le clown, ose Patrick qui voit dans cette réponse une invitation à poursuivre dans la taquinerie.
Non, que sa peau n’est pas encore à vendre et qu’il peut encore tanner le cuir à de plus jeune ours à la peau encore bien tendre.

Le jeune et l’homme d’âge mûr rient ensemble. Ils se sont fait du bien mutuellement. Ils avaient besoin ce soir l’un de l’autre, et demain serait une autre étape où chacun poursuivrait sa quête dans l’espoir qu’un jour il n’y aurait plus de faim, de froid, de soif, de lassitude, de craintes, de pleurs.

La suite de l'aventure la semaine prochaine

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2 commentaires
  • creolelina Il y a 14 années, 9 mois

    Est-ce une histoire vrai? De toute facon ca m'interpelle car j'avais tendance a dire dans un pays develope etre clochard c'est un choix...mais je me rend compte que pas toujours. Certains evenement de la vie prenne le dessus et te controle le temps que tu realises t'es deja tombe si bas!
  • DominicroiT Il y a 14 années, 9 mois

    Toujours autant passionnant et authentique , on dirait du vécu ?